MARDI PHILO
Flamme olympique: pour ou contre les droits de l'homme ?
Les perturbations lors du passage de la flamme olympique à Paris, le lundi 7 Avril, ont engendré nombre de critiques, notamment de la part des sportifs, qui se jugent pris en otages par des polémiques qui ne devraient pas les concerner. A cette occasion, on a pu entendre des reproches faits au "droits-de-l'hommisme". Ce terme, qui méritera d'ailleurs de figurer dans le dictionnaire des mots qu'existent pas, est une expression négative, qui dénonce les "abus" des défenseurs des droits de l'homme.
§1 - Alors, quels abus ? On pourrait d'abord penser à l'instrumentalisation des J.O., qui consiste à se servir du sport pour débattre de questions politiques qui lui seraient totalement étrangères. Etre "droits-de-l'hommiste", ce serait donc se tromper de terrain ou de champ de bataille. Mais la critique est plus philosophique et plus ancienne que cela. Dans ce sens, on a entendu des Chinois (du peuple), affirmer que la notion de "droits de l'homme" était une idée qui leur était étrangère ; un concept extérieur à la culture chinoise, et qu'il n'y avait pas lieu de vouloir leur imposer. C'est là qu'on touche plus et mieux aux critiques qui s'expriment dans la notion de "droits-de-l'hommisme". Et qui ne datent pas d'hier. Que peut-on reprocher aux "droits de l'homme" et à leurs défenseurs ?
§2 - Qu'est-ce que les droits de l'homme ? C'est l'idée qu'au-delà des coutumes et des lois des différents Etats, il existe des droits communs à tous les hommes, en vertu de leur nature, c'est-à-dire du fait qu'ils sont des hommes. Cette idée se fonde sur la notion de "droits naturels", qui émerge dans la pensée politique du 17ème siècle, et notamment chez HOBBES. D'après lui, chaque homme a, par nature, la liberté "d'user de sa propre puissance, comme il le veut lui-même pour la préservation de sa propre nature, autrement dit, de sa propre vie" (Léviathan). "Par nature". Cela signifie que quels que soient les droits qui sont accordés aux hommes dans les différents pays, il en existe certains fondamentaux et supérieurs. Par suite, on suppose qu'un Etat, quel qu'il soit et quelle que soit son idéologie, se doit de respecter ces droits "naturels", qui sont déclarés dans les textes de 1789 et de 1948. Alors, pourquoi critiquer cette notion de "droits de l'homme", qui semble si chère aux démocraties modernes et occidentales, attachées à la défense des libertés individuelles ? N'est-il pas légitime de se révolter face à la répression des autorités chinoises au Tibet et l'emprisonnement des dissidents ?
§3 - De manière générale, la critique consiste à affirmer que la notion d'homme est un concept abstrait, qui ne correspond donc à aucune réalité. Au 19ème siècle, Marx montre ainsi que parler d'homme, abstraction faite de leurs conditions de vie concrètes et matérielles, ça n'a pas de sens. Les hommes sont toujours les hommes d'un pays, avec son histoire, ses traditions et ses relations économiques et sociales. Il est donc inutile de "déclarer" des droits purement abstraits, qui ne tiennent pas compte des conditions de vie, qui sont toujours particulières. Il est inutile d'affirmer que tous les hommes naissent et demeurent libres et égaux, s'ils n'ont pas de quoi manger. C'est d'ailleurs ainsi que réagissent les chinois (et pas seulement les dirigeants) : ils se disent peu attachés à la notion de "droits de l'homme". Ce qui compte, c'est que les moyens de subsistance, pour manger, trouver un emploi, etc. soient assurés. A l'inverse, à quoi bon bénéficier de libertés individuelles, quand on n'a même pas de quoi manger ?
§4 - S'ils sont peu attachés aux droits de l'homme, c'est aussi que les chinois considèrent que cette notion leur est étrangère. C'est encore un argument philosophique de poids : derrière la prétendue universalité des droits de l'homme qui devraient s'imposer à tous les peuples, se cache ce que Levi-Strauss appelle "l'ethnocentrisme". Cela consiste à considérer sa culture comme le modèle de toute culture humaine, et à vouloir l'imposer aux autres. Or, lorsqu'on est "droits-de-l'hommiste", ne considère-t-on pas que la civilisation occidentale est la meilleure, et qu'elle devrait s'imposer à tous les peuples. On lira avec profit Race et Histoire, où l'on montre que c'est le refus de la différence qui se cache derrière de prétendues valeurs universelles. Car, comme par hasard, ce sont toujours des valeurs occidentales, nos valeurs, que l'on prétend être universelles. Et pourquoi ne pas considérer, au contraire, que ce sont les valeurs du peuple chinois qui devraient être universelles ? Cela nous dérange, parce que ce ne sont pas les nôtres... Alors, ne peut-on laisser aux autres peuples la liberté de conserver les leurs ?