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11 mars 2008

MARDI PHILO VII

Municipales 2008: le cumul des mandats est-il démocratique ?marianne

Pourquoi un bon ministre devrait-il être élu maire ? Comme aux législatives, on a été attentif aux résultats des élections, dans les communes où des ministres se présentaient, soit pour se féliciter de leur succès quand on était plutôt UMP (Eric Woerth, André santini, etc.), soit pour se réjouir de leurs difficultés, si l'on était plutôt de gauche ("Trop bien! Comment ils sont mal Xavier Darcos et Christine Lagarde!") Et de son côté, Alain Juppé semble avoir pris sa revanche, en étant réélu à une large majorité à la mairie de Bordeaux, alors même que sa défaite aux législatives de 2007 l'avait contraint à la démission. A l'époque, la règle de Nicolas Sarkozy était la suivante : un ministre battu dans sa circonscription devra démissionner. Pourquoi ? Parce que cela montre qu'il n'est pas populaire, donc pas légitime aux yeux du peuple, donc pas légitime. Curieux raisonnement. La démocratie ne suppose-t-elle pas au contraire que le pouvoir ne soit pas partout et toujours, aux mains des mêmes gouvernants ?

En bref, ces élections posent (à nouveau) la question du cumul des mandats. Certains tentent de le justifier en affirmant qu'un bon ministre doit aussi être "proche du terrain", et de "la réalité de la vie de tous les jours", à travers un mandat local. Mais ce cumul ne représente-t-il pas une menace pour la démocratie ? Il concerne aussi bien les "hommes politiques" de gauche que ceux de droite, et s'étend aussi bien dans le temps, que dans l'espace : dans l'espace, il signifie qu'un même individu exerce plusieurs mandats en même temps : député-maire, député et président de conseil régional, ministre et maire, etc. dans le temps, il signifie qu'un même individu exerce le même mandat pendant un temps long et indéfini ; certains sont maires depuis 20 ou 30 ans, d'autres députés de manière répétitive. Cela devient même un argument de campagne : celui qui est élu depuis longtemps aurait la connaissance et les compétences politiques que d'autres n'auraient pas. En ce sens, on a déjà entendu Jean Tibéri faire valoir qu'il était élu député de Paris depuis 1973, et que donc, il fallait encore voter pour lui. Ce serait un gage de respectabilité et de compétence. Ne serait-il pas temps, au contraire, de passer la main ?

Pourquoi le cumul des mandats semble-t-il contraire à la démocratie ?

athenesComme tout le monde le sait, la démocratie signifie le pouvoir du peuple, et le terme de "citoyen" désigne chaque individu d'une société, en tant qu'il participe activement aux décisions politiques de sa communauté. En ce sens, la démocratie grecque, et plus précisément athénienne, offre le modèle de l'Etat démocratique. Certes, il faut savoir qu'en réalité, seuls 3000 habitants sur les 30 000 que comptait Athènes, étaient citoyens. Il n'en reste pas moins que le citoyen était celui qui devait pouvoir exercer le pouvoir politique. Dans une démocratie, les citoyens sont libres et égaux ; cela signifie qu'il n'y a pas d'individus qui seraient plutôt gouvernés et d'autres qui seraient plutôt gouvernants. Chacun doit être capable d'une part, d'exercer le pouvoir, d'autre part, d'obéir aux lois, qu'il a lui-même établies. En bref, la démocratie de l'antiquité gecque est une démocratie directe, c'est-à-dire qu'être citoyen signifie exercer le pouvoir. Deux conséquences importantes : d'abord, nombre de fonctions politiques étaient attribuées par tirage au sort, et non par une élection, puisqu'on considère que chacun peut et doit participer aux décisions politiques. Ensuite, et pour la même raison, il était exclu que le même ou que les mêmes exercent indéfiniment ces fonctions (même tirés au sort). Comme le précise Aristote dans les Politiques (livre III): "il est absolument interdit au même individu de les [fonctions politiques et  judiciaires] exercer deux fois". En effet, il faut que chacun puisse être, à tour de rôle, à la fois gouvernant et gouverné, sans quoi, on ne peut plus parler d'égalité politique, ni de liberté, puisque les uns sont voués à commander et les autres, à obéir. Surtout, comme le souligne encore Aristote : "le pouvoir politique, le gouvernant l'apprend en étant lui-même gouverné, comme on apprend à commander la cavalerie en obéissant à la cavalerie".

On comprend à quel point cette démocratie directe s'oppose à la démocratie moderne. D'après les quelques remarques préliminaires qu'on a faites, il semble que, pour les modernes, c'est en gouvernant qu'on apprend à gouverner, et non pas en étant gouverné. Or, ne peut-on penser que les lois seront plus justes ou "démocratiques", si elles sont votées par des gens qui savent devoir y être aussi soumis ? Pour la démocratie moderne, l'alternance, c'est le changement de majorité politique ; pour la démocratie antique, l'alternance, c'est le fait que ce ne sont pas toujours les mêmes qui gouvernent! Or, à l'alternance dans l'exercice du pouvoir dans la démocratie athénienne, la république moderne oppose le cumul des mandats, qui doit être une preuve de compétence. On a entendu Eric Woerth justifer le cumul des mandats en disant : après tout, n'importe quel maire a aussi un métier. Ma situation [de maire de Chantilly + Ministre du budget] n'est donc pas différente ; simplement, mon métier est un peu particulier : ministre. Mais est-ce que ministre c'est un métier ? Est-ce que citoyen c'est un métier ? Au contraire, l'esprit de la démocratie grecque, c'est que chacun peut et doit exercer le pouvoir.

Pourquoi le modèle antique ne fonctionne-t-il pas ?

Comme on le sait aussi, la démocratie moderne n'est pas directe, mais représentative, ce qui est très différent. Le citoyen n'est plus celui qui exerce le pouvoir directement, mais qui désigne des représentants qui l'exerceront pour lui. C'est d'ailleurs pourquoi on parle de "mandat" : le mandataire est l'individu qu'on envoie à sa place pour prendre des décisions. Or, cette délégation est quasiment antidémocratique, à tel point que Rousseau était contre la représentation : pour lui, elle consiste à abandonner sa volonté à quelqu'un d'autre, et finalement, à renoncer à sa liberté politique, c'est-à-dire à la liberté d'exercer soi-même le pouvoir. Pour cette raison, il serait plus juste de parler de république que de démocratie : la politique moderne ne consiste plus en ce que le peuple exerce le pouvoir, mais en ce qu'un Etat, désigné par les individus, et situé au-dessus de la société, la gouverne. Et le citoyen laisse la place à l'électeur. Dans cette mesure, le pouvoir n'est plus partagé, il est remis aux mains d'un gouvernement.

Faut-il revenir à une démocratie directe ?

On peut en douter. D'abord, les conditions ne sont plus les mêmes : il est plus facile de pratiquer l'alternanceconstant quand on est 3000 que quand on est 60 millions. Ensuite, on peut exposer ici la distinction que fait Benjamin Constant entre la liberté des anciens et celle des modernes. Benjamin Constant est un auteur et politique de la fin du 18ème-début du 19ème siècle (1767-1830). Dans le genre cumulard et parachuté, ce n'était d'ailleurs pas le dernier : il est élu député de la Sarthe en 1819, député de Paris en 1824, et du Bas-Rhin en 1827! Contemporain de la révolution Française, il a été témoin des désastres de la terreur, et d'une démocratie qui vire à la tyrannie. Par suite, dans son célèbre texte, de la liberté des anciens comparée à celle des modernes (1819), il oppose deux conceptions de la liberté : d'une part, la liberté propre à la démocratie athénienne, définie comme pouvoir politique du citoyen, d'autre part, la liberté moderne, qui consiste plutôt dans les droits individuels. Les modernes n'ont donc plus le souci d'exercer le pouvoir, ils veulent simplement ne pas être opprimés, et jouir de libertés individuelles (d'expression, de circulation, de consommation, etc.) Il y aurait beaucoup à dire sur les caricatures et les erreurs de cette description, mais elle souligne au moins que les conditions historiques ne permettent pas de plaquer un modèle antique sur des circonstances actuelles qui ont changé.

Conclusion ? On doit admettre le cumul des mandats, en constatant que la démocratie directe est derrière nous ? Sans doute pas. Constant souligne lui-même que la liberté moderne s'expose à certains dangers : à force d'être soucieux de nos seuls droits individuels, particuliers et domestiques, nous risquons de laisser complètement le pouvoir politique à d'autres. Bien que la démocratie moderne soit représentative, on peut chercher à réduire le risque de voir quelques uns gouverner tous les autres. Solutions ? Certes, il y a la vie des associations, qui permettent à certains d'être d'authentiques citoyens. Mais on pourrait aussi réduire le cumul des mandats, à la fois dans l'espace et dans le temps : pourquoi pas légiférer pour interdire plus de 2 mandats de même nature à un seul individu ? Le problème est que ceux qui font les lois seront les premiers concernés...

Dans tous les cas, il serait bon que les "électeurs", s'ils veulent redevenir un peu citoyens, surestiment moins les politiques, et se sous-estiment moins eux-mêmes. A l'usage, beaucoup d'individus sont sans doute tout à fait capable de gérer une mairie, et pourquoi pas plus. Il est assez choquant d'entendre certains politiques s'étonner du fait qu'un gouvernement comporte des personnes "issues de la société civile", comme si le gouvernement était réservé à des politiques professionnels. L'idéal serait plutôt qu'être citoyen ne soit plus conçu comme un métier, et que tous les gouvernants se conçoivent comme membres de la société civile. Ce qui serait bien plus démocratique.

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