MARDI PHILO - V
La morale religieuse est-elle supérieure à la morale laïque?
Le mercredi 13 février dernier, à l'occasion du dîner du CRIF (conseil représentatif des institutions juives de France), le Président de la République (de la "RE-PU-BLIQUE"!!) a encore fait une sortie remarquée sur le thème de la religion, à tel point que bon nombre d'observateurs et acteurs de la vie politique commencent à parler d'une menace pour la République en général, et la laïcité en particulier. Dès le lendemain, l'hebdomadaire Marianne publiait un appel pour la vigilance républicaine, et l'on ne compte plus les émissions où sont invités les représentants de la franc-maçonnerie, dont le discours revient en force, à l'occasion de ces débats.
Le 13 février, Nicolas Sarkozy propose de refiler à chaque élève de CM2, un binôme juif du même âge, mort en 1940, histoire qu'il y pense entre les cours de maths et KD2A. Pourtant, le journaliste Josep Ramoneda, dans un article d' El Pais (publié dans Courrier International n°901), rappelle qu'un Etat laïque est "un Etat où les églises ne peuvent pas déterminer l'action du pouvoir politique". Certes, on pourrait répondre que dans le cas de la shoah, il s'agit d'un crime contre l'humanité qui dépasse largement le cadre religieux. C'est tout à fait juste. Deux remarques cependant : d'abord, on se demande pourquoi, dans ces conditions, on ne penserait pas aussi à d'autres génocides : les esclaves noirs, les algériens torturés, les homosexuels déportés ou les malades mentaux. Les indiens aussi, etc. Pourquoi cette communauté-là ? Et pourquoi ne pas attribuer à chaque élève la mémoire de 20 ou 30 enfants morts, représentant respectivement chaque communauté qui a été un jour exterminée ? Et pourquoi ne pas imaginer un programme du cursus scolaire, où chaque niveau de classe se spécialiserait dans un génocide ?
Seconde remarque, il faut rappeler que ce discours vient à la suite de nombreux autres qui réinstaurent, de manière beaucoup plus explicite, le religieux, dans la sphère du politique. On pense notamment au discours de Latran, prononcé le 20 décembre 2007. Il faut l'entendre!
Extrait : "la morale laïque risque toujours de s'épuiser quand elle n'est pas adossée à une espérance qui comble l'aspiration de l'homme à l'infini [surtout quand il mesure 1 mètre 20!]".
Ou encore : "Dans la transmission des valeurs et dans l'apprentissage de la différence entre le bien et le mal, l'instituteur ne pourra jamais remplacer le curé ou le pasteur". Et pourquoi ?!
Enfin, au cours du fameux dîner du Crif, le Président n' a fait qu'enfoncer le clou, en prétendant nuancer ses propos : il n'a "jamais dit que la morale laïque était inférieure à la morale religieuse." "Ma conviction est qu'elles sont complémentaires".
En dehors du fait qu'il n'y a aucune raison que la conviction de l'individu Sarkozy devienne une décision politique du Président, justement parce que la laïcité signifie la séparation de la foi et de l'Etat, on pourrait s'étonner de ces déclarations : "complémentaires", ça veut dire quoi ? Que vient compléter la religion ? Descartes écrivait que "nul athée ne peut être géomètre". Faudrait-il admettre que "nul athée ne peut être citoyen" ? Ou que "nul athée ne peut avoir de conscience morale" ? Que "nul athée ne peut être un homme bon" ? On comprend en quoi ces déclarations mettent en danger la laïcité, du fait même qu'elles affirment que la religion peut et doit jouer une place dans la construction du bien commun, jusqu'ici attribué depuis 1905, à l'Etat.
La question est donc : la religion joue-t-elle un rôle irremplaçable dans la vie des individus ? Faut-il que L'Etat se repose sur la religion pour remplir une mission (laquelle ?) qu'il ne peut assumer par lui-même ?
Certes, il semble y avoir des questions "métaphysiques" ou existentielles que l'homme ne peut pas ne pas se poser, et auxquelles seule la religion paraît pouvoir offrir une réponse. Dans la critique de la raison pure, Kant (encore lui!) affirme en ce sens que la raison humaine est « accablée de questions qu’elle ne saurait éviter ». Et comme il ne peut les résoudre au moyen de la raison, il doit bien s’en rapprocher au travers de la Foi. Si la science, par exemple, cherche à établir les lois de la nature, elle n’en recherche pas l’origine ou la raison d’être. De manière générale, une science ne s’interroge pas sur l’existence même de son objet : pourquoi y a-t-il des lois dans la Nature ? Pourquoi n’y a-t-il pas plutôt un chaos ? Et qu’est-ce que la vie ? Et pourquoi meurt-on ? Mais les hommes peuvent-ils éviter ces questions ?
Si la science est capable de dire pour quelle raison un corps humain meurt, elle ne peut en rien le rassurer sur le sens qu’il faut donner à cet événement. Le progrès de la science n’empêchera sans doute jamais les hommes d’enterrer leurs morts, comme quelques religions les encouragent à le faire. C’est donc la question du sens qui échappe à la science, précisément parce qu’elle n’entre pas dans le domaine de ses compétences.
Et la morale ? Ne peut-elle aussi apparaître comme l'apanage de la religion, plutôt que de la politique ? En effet, la religion n’est pas une simple croyance, une manière de penser, c’est aussi et surtout une manière d’être. D'ailleurs, les croyants d’aujourd’hui reconnaissent volontiers le caractère métaphorique de certaines images des textes sacrés. Ce qui importe dans la vérité religieuse c’est son sens moral. On parle couramment, en ce sens, des « mythes fondateurs » de notre civilisation: le jugement de Salomon, qui définit les règles d'une justice impartiale ou encore, les Dix Commandements, qui définissent les règles sans lesquelles une société ne peut subsister. Ce que ces mythes fondent, ce sont les règles et les valeurs de la société, dont les traces se lisent encore dans de nombreuses traditions et pratiques toujours en vigueur. Les repas que l’on prend à heures fixes au cours de la journée, sont par exemple un héritage des règles monastiques du Moyen Age, qui se sont diffusées progressivement dans la société. Si l’on admet l’étymologie, certes contestée du terme religion, on retrouve cette idée : le latin religare exprime le lien ; lien entre les hommes et Dieu, lien des hommes entre eux, et l’obligation de l’entretenir au travers de certaines pratiques, de certaines conduites. On pourrait donc penser, et c'est ce que le président doit avoir à l'esprit, que la religion est irremplaçable dans la mesure où ce sont les valeurs qu'elle a imposées qui ont permis d'établir une morale dans la société.
Mais, est-ce à dire que la morale ne peut pas être laïque ? La morale ne peut-elle être que religieuse ?
Au contraire, si l'on ne peut nier qu'il y a des questions fondamentales, métaphysiques ou encore existentielles, que l’homme ne peut pas ne pas se poser, il n'est pas certain que seule la religion peut et doit prétendre traiter ces questions. Elle en tire plutôt prétexte pour instaurer un pouvoir qui n'a rien de spirituel. Le pouvoir religieux prétend imposer des préceptes moraux aux individus, et nie par là-même leur liberté de conscience. La religion, c’est d’abord et avant tout des règles de vie communes imposées par un pouvoir institué, qui prétend être le relais terrestre d’un pouvoir divin. Ce n’est pas sans raison que Marx (encore lui!) a prôné l’abolition de la religion. Il écrit dans la Critique de la philosophie du droit de Hegel, que la religion est « l’opium du peuple ». L’opium qu’est-ce que c’est ? Comme toute drogue, cela permet d’échapper à la réalité en se réfugiant dans l’illusion. Cela signifie qu’on ne change pas la réalité, mais seulement la perception qu’on en a. De la même manière, la religion constitue, pour Marx, un « bonheur illusoire ». Un Dieu créateur du monde, qui assure une justice au-delà de la mort, ce genre de croyance permet aux hommes de mieux supporter les souffrances de leur condition. C’est sur ces peurs que se reposent les Eglises, qu’on peut concevoir comme autant d’institutions qui trouvent là un moyen d’imposer leur pouvoir.
Le problème de la morale religieuse, c'est qu'elle se fonde sur l'idée que l'homme dépend d'une force supérieure qui préside à sa destinée, et à laquelle il doit se soumettre. La philosophie politique et la laïcisation des modes de vie a, notamment depuis le 18ème siècle, permis de libérer l'homme de cette autorité, en lui donnant l'idée qu'il lui appartenait seul de déterminer les règles et les valeurs de la vie en commun.
Cela signifie que les discours du Président sont un retour en arrière! Ce n'est pas parce que la morale a d'abord été religieuse, qu'elle doit le rester. Et s'il y a bien quelque progrès dans l'histoire, c'est celui qui a vu les hommes capables de s'organiser sans plus se référer à un "droit divin".
A quand le couronnement de Sarkozy à Reims ?